Les machines qui s’engagent dans les domaines artistiques et culturels

Les machines qui s’engagent dans les domaines artistiques et culturels

Après notre excursion dans les technologies vocales, revenons en août 2022, au moment où a éclaté ce que beaucoup ont appelé la « guerre » entre les artistes des beaux-arts et l’intelligence artificielle.


La première version publique d’un modèle de génération d’images IA en open source a été distribuée le 22 août 2022 par Stability AI, une société britannique fondée en 2019 par Emad Mostaque. Ce projet a été mené en collaboration avec CompVis (Computer Vision and Learning Group de l’Université Ludwig-Maximilian de Munich) et l’organisation à but non lucratif LAION (Large-scale Artificial Intelligence Open Network).


Au départ, le modèle — baptisé Stable Diffusion — restait un outil technique. Il fallait installer des logiciels complexes, parfois disposer d’une carte graphique puissante, et maîtriser des interfaces peu intuitives. Mais très vite, des développeurs indépendants et des start-ups ont intégré Stable Diffusion dans leurs propres plateformes, en créant des interfaces conviviales ainsi que des applications pour mobiles et tablettes.

Dès septembre 2022, j’avais recensé 24 applications dans l’App Store permettant à n’importe quel détenteur d’iPhone ou d’iPad de générer sa première « œuvre d’art ». J’ai rassemblé les pages de couverture de ces applications dans la figure ci-dessous.

Applications iOS de génération d’images IA en septembre 2022

Progressivement, tout un chacun pouvait créer en quelques minutes une illustration d’allure professionnelle, sans formation artistique particulière. Les artistes professionnels ont commencé à voir certains de leurs contrats — couvertures, illustrations de magazines, affiches — remplacés par l’IA.


Les tensions juridiques et la mobilisation des artistes


Courant 2023, les débats juridiques se sont intensifiés :

  • procès Getty Images contre Stability AI pour usage non autorisé d’images,
  • plaintes d’artistes contre l’utilisation de leurs œuvres dans les datasets LAION.

À partir de l’été 2023, des collectifs d’artistes se sont constitués, publiant des lettres ouvertes, des manifestes, des pétitions, lançant des campagnes en ligne et organisant des boycotts. Les médias généralistes ont alors commencé à parler d’une véritable « guerre ouverte » entre artistes et IA. Les créateurs s’opposaient au fait que leurs peintures, illustrations, photographies et autres œuvres soient exploitées par l’IA pour produire des copies virtuelles. Pendant plusieurs semaines, les réseaux sociaux ont été submergés de débats et de prises de position.

Une confusion entre copie et inspiration

Beaucoup d’adversaires pensaient qu’un modèle génératif stockait l’intégralité des images collectées sur Internet dans une gigantesque base de données. Or, la réalité est plus subtile : Un modèle IA ne contient pas des images, mais uniquement des chiffres — des milliers, des millions, parfois des milliards de coefficients — qui définissent la transmission d’informations dans un réseau neuronal artificiel. La comparaison avec notre propre cerveau est éclairante : nous avons suffisamment de souvenirs pour reconnaître une œuvre célèbre, mais nous serions incapables de la reproduire fidèlement sans référence visuelle. C’est ce qui distingue une inspiration d’une copie.

Le cas luxembourgeois : Jingna Zhang et « Turandot »

Pour illustrer cette nuance, je rappelle l’affaire de plagiat qui a opposé en 2022 un jeune artiste luxembourgeois à l’artiste sino-américaine Jingna Zhang. L’affaire a fait le tour des médias luxembourgeois et internationaux.

  • 7 décembre 2022 : le tribunal d’arrondissement luxembourgeois juge que l’originalité de la photo de Jingna Zhang est insuffisante et que l’artiste luxembourgeois n’a donc pas plagié son œuvre. «Le moment sera jouissif», avait fait savoir maître Gaston Vogel, l’avocat de l’artiste luxembourgeois, avant le procès.
  • 9 mai 2024 : la Cour d’appel revoit le jugement et donne finalement raison à Jingna Zhang. L’artiste luxembourgeois est condamné pour violation du droit d’auteur, interdit d’exposer ou de vendre « Turandot » et doit verser une indemnité de procédure de 1.500 €.

En juillet et août 2022, j’avais moi-même demandé à DALL-E2 et à Craiyon de produire des « plagiats » de la photo de Jingna Zhang. Les résultats sont visibles ci-dessous.

J’avais transmis ces images générées par IA par email à l’étude Gaston Vogel, avocat de l’artiste luxembourgeois. Maître Vogel m’a remercié chaleureusement par lettre personnelle pour ces preuves. Mais j’ai eu l’impression qu’il n’avait pas totalement saisi la différence entre une copie directe et une inspiration générée par IA.

LetzAI : l’IA made in Luxembourg

En pleine guerre des artistes contre l’IA au printemps 2023, Misch Strotz, fondateur et directeur de l’agence de communication hybride marketing & technologie Neon Internet, s’est lancé, avec ses associés et collaborateurs, dans la création d’une plateforme luxembourgeoise de génération d’images par IA:


➡️ Nom : LetzAI
➡️ URL : letz.ai
➡️ Modèle de base : Stable Diffusion


Une approche différente

La différence fondamentale avec les générateurs d’images IA existants réside dans la focalisation sur l’entraînement de modèles personnalisés à partir d’une sélection d’images et de photos.
L’objectif explicite : créer des visuels représentant des personnalités, sites touristiques, spécialités culinaires, mascottes, produits et marques luxembourgeois.

Quelques exemples emblématiques :

  • Figures publiques : Grand-Duc Henri, Maître Gaston Vogel
  • Monuments & lieux : Roud Bréck, Gëlle Fra
  • Gastronomie : Bouneschlupp, Kachkéis
  • Culture pop : Yuppi, Superjemp

Inspiration ou copie ?

LetzAI se positionne dans une zone intermédiaire entre inspiration et copie.
L’entraînement complémentaire du modèle Stable Diffusion avec des références spécifiques renforce certains coefficients du réseau neuronal artificiel, de manière à mieux reproduire l’original.
Mais la machine ne génère jamais une copie exacte : contrairement à un photocopieur, elle ne trace pas l’œuvre trait par trait ou point par point.

Cependant, cette ressemblance renforcée a alimenté la méfiance des artistes envers les outils IA, et le Luxembourg n’a pas échappé à ce débat.


Les débuts

Le 9 septembre 2023, j’ai profité de l’offre Early Access (forfait 99 €) pour faire partie des premiers utilisateurs de LetzAI. Quelques jours plus tard, j’entraînais mes premiers modèles personnalisés.

Copie écran de la page web « Early Access » de LetzAI (2023)

Une ambition internationale

Aujourd’hui, LetzAI a largement dépassé les frontières du Luxembourg et est considéré comme l’un des meilleurs générateurs d’images IA au monde. Le lecteur intéressé trouvera sur ce portail plusieurs chapitres dédiés aux réalisations marquantes de LetzAI.

En attendant, pour conclure ce chapitre sur le domaine artistique et culturel, je présenterai ci-après quelques images de sujets qui risquent de disparaître de la plateforme, leurs ayants droit s’étant opposés à l’utilisation de leurs marques ou de leurs œuvres pour entraîner un modèle LetzAI.