Les machines qui servent de thérapeutes

Les machines qui servent de thérapeutes

Pour beaucoup, l’IA est synonyme de ChatGPT, lancé le 30 novembre 2022 par OpenAI LP, une société à but lucratif plafonné (capped-profit). Ce fut la première mise à disposition publique et gratuite d’un modèle de langage conversationnel (LLM = Large Language Model). Le succès a été immédiat: plus d’un million d’utilisateurs actifs en quelques jours. Début 2023, on comptait déjà plusieurs dizaines de millions d’usagers hebdomadaires. En décembre 2024, le cap des 300 millions d’utilisateurs hebdomadaires a été franchi, et en août 2025, on estimait ce nombre à environ 800 millions, dont 10 à 20 millions d’abonnés payants. OpenAI ne communique cependant pas de chiffres exacts.


ChatGPT n’était pas le premier chatbot. Dès avril 2020, Meta AI, le laboratoire de recherche en intelligence artificielle de Meta Platforms (anciennement Facebook), avait introduit BlenderBot, un modèle conversationnel open source aujourd’hui dans sa troisième version. Aucune donnée fiable sur le nombre d’utilisateurs n’a été publiée.


En mars 2024, Marc Zao-Sanders, CEO et cofondateur de filtered.com, une entreprise spécialisée dans les technologies éducatives, a publié dans la Harvard Business Review une contribution sur l’utilisation de ChatGPT. Il y recensait 100 applications, classées selon le temps d’usage des utilisateurs. La thérapie arrivait en deuxième position.

Les 100 activités IA effectuées par les usagers de ChatGPT au début 2024

Un an plus tard, en mars 2025, il a publié les résultats d’une nouvelle enquête couvrant les douze mois suivants, sous la forme d’un article en libre accès distribué selon la licence Creative Commons Attribution. Cette fois, la thérapie est passée en première position. Marc Zao-Sanders souligne que la thérapie consiste à offrir un soutien émotionnel et des conseils à travers la conversation et la connexion. Selon lui, ChatGPT peut y contribuer en proposant une compagnie virtuelle, en prêtant une oreille attentive et en générant des réponses empathiques pour accompagner les individus dans leur parcours de guérison.

Ce constat en dit long sur l’état de notre société actuelle. Mais était-ce vraiment différent dans le passé ? Dès 1966, Joseph Weizenbaum, chercheur allemand au MIT (Massachusetts Institute of Technology), publiait son article célèbre “ELIZA — A Computer Program for the Study of Natural Language Communication between Man and Machine(Communications of the ACM, vol. 9, 1966, pp. 36-45). Ce premier agent conversationnel simulait déjà une discussion avec un psychothérapeute rogérien.

Démonstration de ELIZA par Joseph Weizenberg au MIT en 1965

Les machines qui nous défient dans des compétitions

Les machines qui nous défient dans des compétitions

Au cours des trois dernières décennies, ce sont surtout les exploits de l’intelligence artificielle (IA) lors de compétitions contre des humains qui ont marqué l’histoire. Ces événements, largement relayés par les grands médias, ont contribué à fournir des premières informations au grand public au sujet de l’IA.

Le premier exploit marquant a eu lieu en 1997, lorsque Deep Blue, l’ordinateur d’IBM, a battu Garry Kasparov, alors champion du monde d’échecs, dans un match officiel. D’autres victoires suivirent :

  • 2006 : l’ordinateur Polaris, conçu à l’Université d’Alberta (Canada), remporte des parties contre des professionnels du poker, un jeu réputé difficile pour une machine en raison du bluff et de l’incertitude.
  • 2011 : l’ordinateur Watson (IBM) bat les deux meilleurs joueurs de l’histoire du jeu télévisé Jeopardy grâce à sa maîtrise du langage naturel et à sa rapidité d’analyse de l’information.
  • 2016 : l’ordinateur AlphaGo (Google DeepMind) vainc l’un des meilleurs joueurs mondiaux de go, un jeu d’une complexité bien supérieure aux échecs.
  • 2019 : l’ordinateur AlphaStar (Google DeepMind) atteint le rang de Grand Maître à StarCraft II, un jeu vidéo de stratégie en temps réel qui exige planification, réflexes et prise de décision avec information partielle.
  • 2019 : le programme OpenAI Five, développé par les créateurs de ChatGPT, domine le jeu en ligne Dota 2. Lors d’un événement public de quatre jours, le programme a disputé 42.729 parties contre des joueurs professionnels et amateurs, avec un taux de victoire de 99,4 %.

Des débuts plus anciens

Pourtant, les premiers pas de l’IA dans des compétitions contre des humains remontent bien plus tôt.

En 1976, deux lycéens du gymnase Rämibühl en Suisse, Pierino Verazza et Martin Bärtschi, ont développé dans le cadre de leur travail de fin de semestre un programme en langage APL permettant à un ordinateur de jouer au jeu de moulin contre un humain.

Schweizer Jugend forscht : Elektronisches Mühlespiel 1976

La première version du programme était encore limitée et gagnait rarement, mais les deux développeurs l’ont progressivement améliorée, profitant de la montée en puissance des ordinateurs de l’école.

À la même époque, j’étais assistant de recherche à l’Institut d’électronique de l’EPFZ (École polytechnique fédérale de Zurich) et spécialisé dans l’ingénierie des premiers microprocesseurs. En 1976, j’y ai conçu un plateau de jeu de moulin électronique, équipé de photodiodes et de diodes électroluminescentes (LED), pour permettre une interaction simple entre l’ordinateur et le joueur humain.

L’ordinateur ne pouvant pas manipuler physiquement les pions, c’était au joueur humain de les déplacer. Les positions étaient détectées par les photodiodes : une LED clignotante indiquait au joueur où placer ou déplacer le pion de l’ordinateur, ou encore quel pion humain retirer en cas de moulin. L’allumage ou extinction permanent d’une LED confirmait la bonne exécution de l’action.

L’animation ci-dessous illustre une partie typique : l’ordinateur joue avec les pions rouges et commence la partie, finalement remportée par l’adversaire humain.

Démonstration du protocole de communication avec une machine lors d’une partie de jeu de moulin

Une approche pédagogique originale

J’ai utilisé ce plateau électronique comme outil pédagogique pour enseigner le fonctionnement des microprocesseurs : d’abord à Zurich, puis au Luxembourg, lors de cours du soir à l’Institut de Technologie (IST) au Kirchberg à partir de 1978.

Chaque position de pion correspondait à un bit (photodiode ouverte ou couverte, LED allumée ou éteinte). Les huit bits d’un carré formaient un octet: les trois carrés du plateau pouvaient ainsi être comparés à un triplet, par exemple une valeur RGB (rouge, vert, bleu) d’un pixel dans une image numérique. Le dialogue entre ordinateur et joueur — via le clignotement, l’allumage ou l’extinction des LEDs — constituait un protocole de communication simple mais fiable, comparable au hand-shaking utilisé en informatique.

Mémoire et héritage

Comme une partie de moulin se termine inévitablement par une répétition infinie — et donc par un match nul — lorsque les deux adversaires maîtrisent parfaitement la stratégie et ne commettent aucune erreur, les développeurs d’IA ne s’intéressent plus à ce jeu de société. 

Aujourd’hui, mon plateau électronique du jeu de moulin est conservé au Computarium du Lycée classique de Diekirch, un musée technique de renommée internationale fondé par le professeur Francis Massen. Retraité depuis 2009, il poursuit avec passion l’enrichissement et la mise en valeur de cette prestigieuse collection de matériel informatique.

Quant à mes cours du soir, ils remontent à plus de 45 ans. Mais il m’arrive encore de croiser d’anciens participants qui me saluent en souriant par mon surnom de l’époque : Microprofesseur.